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édito special 2ème confinement #4 / Décembre 2020

Au-delà de la fièvre complotiste, l’urgence d’une éducation populaire à l’esprit critique

Depuis la diffusion du film Hold-Up et l’agitation suscitée dans les différents médias traditionnels, l’épidémie de « théorie du complot » et de « fake news » est en accusation.

C’est un fait, à priori incontestable, celui qu’un ensemble de vidéos et de productions médiatiques qui interprètent l’actualité de manière alternative, avec une lecture complotiste du moindre évènement, sont massivement consommés sur Internet et sur les réseaux sociaux.

C’est un fait aussi que nous consommons toujours plus d’informations, 30 fois plus qu’il y a 10 ans et les études montrent que nous en consommerons davantage encore dans les années à venir.

Les enjeux et défis posés par la diffusion massive de ces théories ont largement été étayés et médiatiquement relayés par les médias ces derniers mois et il suffit de lire les publications de « l’Observatoire du conspirationnisme » pour s’en convaincre. Nous avions d’ailleurs invité son directeur, Rudy REICHSTADT à l’occasion de notre journée sur le thème de la « Citoyenneté Numérique » qui a rassemblé 110 acteurs éducatifs et associatifs.

Mais la dernière poussée de fièvre en date, dans les différentes rédactions parisiennes, à la suite de la diffusion du film Hold-Up et de son succès d’audience malgré sa censure par les différentes plateformes de partage de vidéos en ligne, peut apparaitre à certains égards disproportionnés tant le traitement médiatique de la question s’acharne sur le symptôme bien plus que sur les causes qui ne sont quasiment jamais abordées.

Le film Hold-Up, par exemple, prospère sur un terreau et dans un contexte qui n’est pas neutre :

  • Les mesure prises en réponse à la situation sanitaire et à l’appauvrissement organisé de nos hôpitaux se sont caractérisés par un recul extraordinaire des libertés publiques inconnu en temps de paix,
  • La réduction de nos vies à ce que le pouvoir qualifie arbitrairement d’« essentiel »,
  • La fragilisation psychologique et économique d’une partie de nos concitoyens,
  • La montée en puissance et la prise de pouvoir des GAFAM dans certains domaines,
  • Des personnes qui dans cette période sentent que leur existence peut basculer.

Parallèlement aux théories du complot qui prospèrent, le fait est, également, que nous assistons à la déshérence d’un champ médiatique qui peine à convaincre une partie de la population et qui bien avant l’avènement des réseaux sociaux avait perdu toute confiance chez toute une partie des citoyens.

Rappelons que le « Bondy Blog » a été créé sur les cendres des émeutes de 2005 et en réaction au traitement médiatique déplorable, ces dernières décennies, des quartiers dits « populaires », par les médias traditionnels.

Autre illustration, un mouvement comme le nôtre n’est pas dupe du traitement médiatique réservé au principe de laïcité – souvent malmené par des journalistes qui ne s’efforcent qu’à mettre en scène polémiques et autres faits divers dont beaucoup ne relèvent même pas du principe de laïcité mais évoquent davantage un ensemble d’idées reçues relayées médiatiquement – sans même parler de la tribune faite chaque jour par une chaine comme CNEWS aux polémistes d’extrêmes droites en tout genre, ni même du traitement médiatique du mouvement social dit des « Gilets Jaunes ».

Rappelons encore que les cris d’orfraie ne se sont pas faits entendre sur les grandes matinales d’informations – qui rassemblent une audience considérable – lorsque tous ont largement rapporté les allégations de fraudes à l’encontre du candidat à sa propre succession, l’ancien président Bolivien Evo MORALES, comme s’il s’agissait de faits. Les conséquences ont été bien réelles, puisque le 10 Novembre 2019, le président Evo MORALES, premier président indigène de la Bolivie, était contraint à la démission et à l’exil par un coup d’État porté par ces allégations médiatiques mensongères. Épisode à l’issue duquel sera portée au pouvoir Mme Jeanine ANEZ, une parlementaire d’extrême droite, le tout sans élection. Mais en février 2020, quand finalement les preuves statistiques dédouanent le président MORALES de toute fraude, le battage médiatique se fait beaucoup plus silencieux, en France y compris.

Rappelons enfin que toute une génération a grandi à l’ère de la plus grande manipulation contemporaine qui a permis la guerre en Irak en 2004 et qui a été largement relayée par les médias traditionnels : l’existence d’armes de destruction massive en Irak et le mensonge, depuis largement documenté, prononcé par Colin Powell devant le conseil de sécurité de l’ONU.

Saluons ici le travail salutaire réalisé par nos camarades de l’association ACRIMED, qui s’efforcent à faire le décryptage nécessaire vis-à-vis des médias les plus puissants, et qui fabriquent, aujourd’hui encore, une écrasante majorité de l’opinion.

Quelques axes de réflexion sur des enjeux essentiels que défend la Ligue de l’enseignement doivent nous préoccuper concernant le champ médiatique au-delà des seules théories du complot.

D’abord le fait que l’État apparait dépassé par les GAFAM quand il s’agit de poser le cadre de l’exercice de la liberté d’expression. Le retrait des plateformes du film Hold-Up illustre le contrôle démesuré qu’exercent ces plateformes tant il peut nuire à notre conception de la liberté d’expression et se montrer contreproductif ne faisant que renforcer les convictions complotistes. Une liberté d’expression maximale (dans les limites fixées par la loi) doit-être défendue : boussole essentielle en régime de laïcité. Mais, c’est aux seuls représentants du peuple, dans une démocratie représentative, qu’il revient d’en décider et de fixer les limites à la liberté d’expression, et non pas à Mark ZUCKERBERG, patron de Facebook.

Ensuite, il ne faut pas traiter avec mépris et condescendance les personnes qui adhérent aux théories du complot ou autres fausses informations, car ce serait leur dénier leur capacité d’accès au politique. Qu’on le veuille ou non la politique c’est aussi la lutte pour interpréter et définir le réel – il faut les combattre non pas en criant aux « fake news » mais dans le cadre du débat et de la lutte politique et démocratique.

Le capitalisme numérique entraine notre manière de nous informer, notre consommation culturelle, notre manière de lire et de penser le monde, et cette réalité sera de plus en plus structurante de la fabrique de l’opinion publique et du consentement dans les décennies à venir.

A la croisée de tous ces enjeux, la Ligue de l’enseignement agit déjà à travers les actions d’éducation à l’esprit critique que nous menons, un esprit critique qui s’exerce à tous les égards et face à toutes productions médiatiques. Nos programmes de formations sur la « Citoyenneté Numérique » et aussi « Médias et Identité Numérique » développés dans le cadre d’un partenariat avec la Communauté d’Agglomération Béthune-Bruay Artois Lys Romane qui nous soutient activement dans cette démarche, en sont des exemples.

Nous agissons aussi dans le cadre du programme d’éducation aux médias et aux réseaux et à l’information « SKIP ASKIP » que nous déployons dans 6 lycées de la Région, à destination de 120 lycéens. Le programme est constitué d’un parcours de 10 séances, et participe à démonter les mécanismes de toute fabrications médiatiques. Il débutera en Janvier 2021, repoussé en raison des mesures de limitation des déplacements.

Une fois de plus, dans un monde qui connaitra toujours plus d’« infobésité » nous appelons les collectivités à agir avec nous face à ces enjeux structurants du faire société d’aujourd’hui et de demain.

Bruno VERBEKEN
Président de la Fédération du Nord